Ceuta et Mellila (2007)

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Laurent Grisel

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Je déteste les généralités

À quoi servent les généralités ? À réduire n’importe quelle histoire à ses clichés. À quoi servent les clichés? À synchroniser les affects, haines ou bons sentiments, et les haines s’exposent toujours sous couvert de bons sentiments. À faire tuer et laisser tuer, et ces meurtres à les couvrir d’une clameur rose
Les généralités on les retrouve dans ces gloses écœurantes faites par les philosophes de comptoir ou de TV qui brodent sur le fait du jour tel qu’il est donné par les journaux, sans discuter, sans jamais enquêter. On fait des tribunes dans les journaux avec ça. On en fait même des livres, on les appelle des essais.

L’air manque. Et c’est affreux pour nous, écrivains, pire encore écrivains de poésie avec cette langue et ces traditions lyriques, philosophiques, même avant-gardistes si péremptoires, déclarations générales et universelles, on dirait entièrement tournées vers la production de généralités. La question est classique : quoi et comment écrire avec les traditions et contre elles?

Début 2006 j’ai entrepris de noter ce qui me parvenait de l’actualité et d’aller voir les faits, les producteurs de ces faits et leurs raisons, de comprendre les conséquences. J’ai tenu ce journal du 5 janvier 2006 au 15 octobre 2008. C’est devenu un Journal de la crise de 2006, 2007, 2008, d’avant et d’après. De ces cinq volumes, 2006 est paru, 2007 paraît fin novembre 2016, suivront 2008, Avant, Après.

Ce Journal s’attache aux détails, aux précisions, et les hypothèses qui s’en dégagent sont mises à l’épreuve de la répétition des faits, ceux-ci documentés et vérifiés. Seule la précision produit des éclats de lumière, des sons contrastés, battement de tambour des faillites répétées, flûte stridente des crimes dévoilés. C’est de ces éclats, de ces navettes incessantes entre événements reliés que naît une vue plus large du monde, que naît une poésie sans métaphores.

Le passage suivant est extrait de l’année 2007 du Journal.

En janvier 2007, en France, le racisme d’État s’organisait plus ouvertement, sous couvert d’une distinction inhumaine entre immigration « choisie » (celle des travailleurs qu’on fait venir, en bonne santé et prêts à l’emploi) et immigration « subie » (celle des humains qui usent de leur liberté d’aller et venir, et des familles qui légalement se regroupent). Au cours de mes recherches je tombais sur un entretien qui défait les généralités racistes, puis, le lendemain, je lus un document dont j’extrayais les détails et les hypothèses qui risquaient de rester noyés sous les généralités généreuses. Je laisse ici de côté la discussion sur ce qu’il reste de généralités après les détails et avant les prochains, l’enquête continuant.

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Ceuta et Mellila

 

Recherches sur « immigration choisie », donc subie, je trouve un entretien de Terra Economica du 24 mai 2006, avec Claire Rodier (membre du Gisti, présidente de Migreurop). Elle fait observer que ce qu’on appelle « subi » est une simple application du droit (regroupement familial, droit d’asile, etc.). Et ceci :

Terra Economica : Certains discours font état de déferlantes de populations immigrées en Europe. L’image est-elle juste ?

Claire Rodier : Elle est très exagérée, notamment à cause d’une spectacularisation du phénomène, comme cela s’est passé à l’automne dernier autour des événements dramatiques de Ceuta et Melilla, à la frontière hispano-marocaine.

Les déplacements de population dus aux guerres, aux famines, sont entre pays du Sud. Peu de gens arrivent ici.

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Jeudi 4 janvier 2007

Ceuta et Melilla. Un pdf de Migreurop, couverture en noir et blanc, Le Livre noir de Ceuta et Melilla. Surtitre en rouge : Guerre aux migrants. Au centre, une photo de mirador et de barbelés vus d’en bas, un gardien en silhouette de profil, il téléphone. Photos de Sara Prestianni et Anne-Sophie Wender.

Ceuta est une ville espagnole en territoire marocain, en face de Gibraltar. Depuis son indépendance en 1956 le Maroc la revendique. Depuis 2001 un double mur a été construit par les Espagnols : sur huit kilomètres, deux barrières parallèles, entre elles une route pour les véhicules de la Guardia civil. Enfouis dans le sol, des senseurs qui détectent et transmettent les vibrations du sol. Caméras qui voient la nuit, éclairages aveuglants déclenchés automatiquement.

Melilla, 400 kilomètres à l’est de Ceuta, même situation : ville espagnole autonome, en bord de mer, entourée d’un double mur sensible.

Si tu franchis les barrières, de l’autre côté tu es en Europe. à quelques kilomètres de Melilla il y a le mont Gourougou, à quelques kilomètres de Ceuta la forêt de Bel Younech. On coupe des branches longues et courtes, on les assemble en échelles. Les plus chanceux ont des gants pour neutraliser ou amoindrir la morsure des pointes d’acier. Les tentatives de quelques-uns sont déjouées. Y aller en force, déborder les gardiens par le nombre.

Le 28 septembre 2005 et les jours suivants, 800, dit-on, ont franchi en masse les fils de fer barbelés de Ceuta. Une dizaine ou une quinzaine, impossible de savoir le nombre exact, sont morts de leurs blessures au passage, sous les balles de la gendarmerie marocaine, ou de la Guardia civil espagnole, on ne sait, les deux pays se jettent mutuellement l’opprobre.

Plusieurs tentatives de passage massif de la barrière de Melilla. Celle du 29 août, environ 300 personnes passent, un petit groupe est encerclé par la Garde civile, « un jeune Camerounais, identifié comme Akabang Joseph Abuna (né le 4 juin 1974), est décédé à la suite d’une hémorragie du foie » (p.89).

La répression se renforce, il est de plus en plus difficile de rester dans les ghettos, le mot des Noirs pour leurs abris de fortune. L’entrée de la forêt de Bel Younech, à côté de Ceuta, est gardée ; la source qui s’y trouve devient inaccessible. Et la pression s’accroît encore. En septembre, préparation d’un sommet de ministres marocains et espagnols à Séville, arrestations à Rabat, Tanger, Fès, Casablanca, et dans la forêt de Bel Younech, harcèlement, descentes de la police plusieurs fois par semaine, par jour. Les passages massifs de Melilla donnent des idées à ceux de Ceuta.

L’hiver approche, cela fait des mois qu’on n’arrive pas à franchir.

La nuit du 28 au 29 septembre, c’est celle d’avant la réunion des ministres.

Plusieurs centaines avancent en plusieurs groupes, trois, ou six, ils sont devant les grilles de Ceuta vers 1 heure du matin. Avant l’assaut, les chefs ont fait passer la consigne (la morale, dit le pasteur Guillaume C., p. 31) : sous les balles il faut avancer sans relâche, notre nombre est notre force. Repérage des rondes, assaut du premier groupe, le plus nombreux, environ 110. Les chiens donnent l’alerte. Coups de feu : sur le côté par les Marocains, devant par les Espagnols. Des tirs en l’air, des tirs à bout portant. Des hommes tombent, l’ami qui est avec toi tu le prends dans tes bras, que faire ? Tout le monde n’avait pas de gants, mains déchirées, ensanglantées. Des blessés entre les deux grillages et après le deuxième sont pris. On compte 5 morts.

Et puis, dans la nuit du 5 au 6 octobre, assaut à Melilla, au moins 6 morts.

Des films sont diffusés, la presse s’active, émotion et compassion au-dessus, chuchotements d’invasion en dessous. Rafles dans les forêts et les grandes villes. Combien de milliers sont refoulés en zone désertique, entre Maroc et Algérie ? Ils sont assoiffés, blessés ; on avait espéré, peut-être, que d’autres encore meurent. Page 13 :

Environ 1 500 personnes sont ainsi découvertes par des ONG et des journalistes près d’un petit village proche de la frontière algérienne dans une zone totalement désertique. Ils avaient été abandonnés plusieurs jours avant à la frontière algérienne, la plupart du temps sans eau ni vivres. Refoulés par les militaires algériens, ils avaient fait à nouveau route vers le Maroc et avaient pu trouver refuge près de ce petit village. Les habitants, pourtant moins nombreux que le groupe de migrants, sont venus à leur secours en leur donnant une bonne partie de leurs réserves de nourriture.

Sont donnés les récits de Serge G., « Une prison qui ne dit pas son nom » ; du pasteur Guillaume C., « Nous sommes capturés au niveau des esprits » ; de Moussa K., « En tant qu’homme, il faut avoir une ambition » ; de Martine F., « Je cherche la paix » ; de Junior K., « Je ne peux plus reculer, qu’on me laisse aller de l’avant » ; d’Arthur B., « On commençait à réaliser la gravité de la situation » ; de Roseline D., « Quel genre de femmes seront mes filles ? » ; de Basile N., « Ici, à chaque visite d’une autorité venue d’Europe, c’est les blacks qui pâtissent ».

Dans les zones désertiques, des bergers aident. Des policiers en Jeep passent, ils demandent des nouvelles, donnent des conseils, mais dans les opérations délibérées, planifiées, certaines avec repérages par hélicoptères, c’est autre chose. À la traversée des villages des gens donnent « un peu d’eau, un peu de pain, un peu de tomates » (Martine C.), d’autres insultent, lancent des pierres.

Les survivants dans les forêts, les échappés dans les villes, les relâchés dans les déserts finalement sont pris. Les Sénégalais et les Maliens sont expulsés vers leurs pays, les autres, de pays en guerre, errent, trimballés de prisons en dortoirs puis en camps militaires.

C’est la politique de l’Union européenne. Fermer les frontières par grillages, patrouilles, navires. Cela, d’un haut niveau technique, symétriquement du plus bas niveau humain, est payé en partie par l’Union, le reste à la charge du pays sous-traitant, c’est dans les budgets d’aide. Et on obtient des changements législatifs.

[…] la loi marocaine sur l’asile et l’immigration, votée en 2003 sous la pression de l’UE[1], prévoit en son article 50 de punir d’amende ou/et d’emprisonnement toute personne qui quitterait clandestinement le pays. Est ainsi réhabilité le délit d’«émigration illégale », autrefois apanage des régimes dont les ressortissants avaient un droit quasi automatique à l’asile en Europe de l’ouest. Ces dispositions sont bien sûr contraires au droit international qui depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen (DUDHC, 1948) a consacré à de multiples reprises « le droit de quitter tout pays y compris le sien ».

Une politique de longue date. Une longue chronologie analytique, pages 91 à 97, depuis les années 1970, arrêt de la migration de travail, et les années 1980, xénophobie encouragée par la presse et par les politiciens démagogues, début de la montée de l’extrême droite, jusqu’à nos jours lois, accords de coopération, un long et lent étranglement des peuples. En les enfermant dans leurs propres pays, en les enfermant dans les pays de transit avant les montagnes et la Méditerranée, nous nous enfermons nous-mêmes. Nous nous les emprisonnons, nous nous emprisonnons.

[1]Des dispositions semblables ont été adoptées en 2002 dans la loi roumaine (note du Livre noir de Ceuta et Melilla).